Ici nous allons revenir sur un aspect fondamental de la transformation digital, à savoir le fait qu'il ne s'agit pas de simple numérisation et encore moins d'informatisation; du moins si on cherche à tirer tous les avantages de la révolution numérique et si on veut véritablement adapter l'entreprise aux nouvelles réalités économiques auxquelles le digital donne naissance tous les jours.
Souvenez-vous comment le monde de la presse a pu subir l'avènement du digital dans la première décennie de ce siècle et pourquoi le simple fait de rendre accessible en ligne le contenu imprimé sur le papier ne pouvait pas constituer une réponse. Alors nous avions une remise en cause intégrale de toutes les manières habituelles de travailler dans cette partie de l'économie:
- le rôle des journalistes était appelé à évoluer puisque l'on avait l'émergence des blogs et des plateformes de self-publishing, avec des affirmations un peu hâtives sur l'inutilité supposée des journalistes quand n'importe lequel d'entre nous pouvait faire le travail de sourcer de l'information et de publier son article. L'avenir devait donner tort à tous ceux qui imaginaient un monde de médias totalement participatifs sans plus aucune sorte de structure traditionnelle pour les porter voire pour les contrôler
- à l'époque on a pu reprocher à certains titres de presse de l'être quand ils oubliaient de couvrir des affaires compromettantes pour leurs actionnaires de référence ou leurs amis industriels. Vint alors l'époque des journaux 100% participatifs comme Agoravox qui devaient annoncer la rupture avec le monde d'avant médiatique
- toujours à la même époque et dans les années 2010-2015 il a été question de savoir ce que pouvait vouloir dire le bouclage d'un journal du soir dont le contenu partait sur des rotatives pour que sa version papier soit distribuée le lendemain après midi alors que dans l'intervalle blogs et autres nouveaux médias avaient déjà couvert l'essentiel des nouvelles et que le public avait réagi en de multiples commentaires plus ou moins qualitatifs. Le métier de journaliste lui-même allait changer dans sa pratique quotidienne et nous allions basculer vers cette idée de publication en continu avec toutes les problématiques de coexistence du papier et des supports numériques, site, flux, applications mobiles...etc On se souviendra d'ailleurs de cet incroyable pantalonnade que fut l'initiative Copiepresse en Belgique, qui n'était rien d'autre qu'un mauvais combat d'arrière garde dans lequel se consumaient des groupes de presse pendant qu'au Royaume-Uni le Guardian et aux Etats-Unis le New York Times inventaient la presse de demain en réalisant combien Internet était une plateforme de convergence médiatique et non un nouveau support de publication
Vous le voyez bien dans ces exemples pris dans l'univers de la presse écrite et de sa pénible et douloureuse transition digitale, les enjeux vont beaucoup plus loin et touchent bien plus profondément le fonctionnement des organisations concernées qu'une simple informatisation ou une numérisation des supports. Pour le dire autrement la numérisation n'est pas la transformation digitale; ici l'Anglais est plus riche que le Français puisqu'on y peut distinguer digitization de digitalization. Le premier terme renvoyant à une simple translation d'une chose dans sa forme connue vers une sorte d'équivalent numérique, un peu comme quand on pense la publicité en ligne comme des panneaux publicitaires sur un écran d'ordinateur, alors que le second, indique une remise en cause de la forme de la chose pour l'adapter aux réalités techniques et aux pratiques d'usage de l'espace numérique, comme par exemple quand on personalise le message publicitaire et qu'on le répète ou qu'on le fait évoluer selon le comportement d'une personne donnée.
Des exemples analogues existent dans d'autres secteurs. Je me faisais d'ailleurs la réflexion ces jours-ci avec l'histoire de GameStop, où de petits porteurs ont fait mordre la poussière et perdre des milliards de dollars à des hedge funds. Dans mes flux de veille et de recherche emergea un titre invitant le lecteur à lire les 10 choses qu'il ou elle devait connaître avant la fameuse "opening bell", cette cloche au son de laquelle commence la journée de trading à Wall Street. Je me fis la réflexion que le monde de la finance allait vivre la même transition sans ménagements que connurent les journalistes habitués à remettre leur papier avant une certaine heure pour l'édition du lendemain. Car en effet, si sur les marchés traditionnels on a bien des jours et des heures de trading, sur leurs successeurs électroniques du monde de la crypto-finance décentralisée à base de blockchains le trading ne s'arrête jamais. On est bien dans une réalité de trading continu 24/7, où on n'attend pas une cloche pour passer des transactions, où toutes les transactions sont accessibles ouvertement (ce qui est d'ailleurs le problème clé du Bitcoin par exemple, contrairement à ce que beaucoup pensent et disent). Et, plus important, où il n'existe pas d'opérations en dehors des heures de trading et de mois en moins de possibilités de manipuler les marchés pour spéculer à la baisse sur base de désinformation orientée. Les financiers aussi vont plonger dans la réalité digitale et le choc sera encore plus brutal qu'il ne le fut pour le monde des médias.